« A moins d’être une PME de quatre personnes, les organisations empêchent de plus en plus les individus de penser, d’espérer, de travailler et de “prendre soin” d’eux », résume Ghislain Deslandes, professeur à l’ESCP, membre du Collège international de philosophie, qui vient de publier « Critique de la condition managériale » (PUF). Si le programme de transformation hérité du taylorisme ne marche pas, pourquoi les entreprises continuent-elles d’y adhérer ? Pour Anne Pezet, professeure à HEC Montréal, c’est parce que d’autres moyens permettent d’améliorer la productivité et de rester profitables : le monopole, l’oligopole ou la rente (immobilier, foncier, propriété intellectuelle …). C’est aussi parce que les manageurs, les dirigeants et les consultants, qui ne conçoivent le changement que sous l’aspect d’une réforme visible et formalisée, remettent rarement en question leurs méthodes : si le processus marche, l’idée était bonne – alors que, en réalité, c’est parce que les salariés l’ont adopté –, s’il ne marche pas, les salariés « résistent au changement ». C’est enfin parce que les « business schools » qui forment les manageurs de demain ont beaucoup de mal à s’en éloigner. Les étudiants ne le souhaitent d’ailleurs pas : ils veulent connaître les codes, les rites, les dogmes et les croyances qui leur permettront de trouver leur place dans l’entreprise. « Les écoles sont des machines à mouler, observe Frank Bournois, Directeur général d’ESCP Europe. Nos diplômés conservent longtemps ce qu’ils y ont appris. Les étudiants sortis de classes préparatoires fonctionnent sur un mode “vrai-faux”, “problème-solution”. Il est difficile de leur enseigner la théorie des organisations, surtout lorsqu’on leur explique qu’il n’y a pas qu’une seule solution. » Les travaux de recherche sur le monde du travail ont beau souligner les impasses du modèle de transformation, les manageurs ne s’y intéressent guère : selon une enquête publiée en mai 2016 par la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises sur « l’impact de la recherche en management », 50 % des 1.557 cadres et dirigeants interrogés estiment que la recherche en gestion est d’un intérêt « limité » ou « moyen » pour la conduite des affaires, et 62 % avouent ignorer ce qui se fait dans ce domaine. « Les dirigeants n’acceptent que des morceaux de raisonnement des chercheurs, jamais leur totalité », constate Jean-Michel Saussois, professeur à l’ESCP. C’est ce qui crée des modes, comme le management par objectifs, où l’on ne prend que la dimension “mesure des résultats” et non l’ensemble du processus. Les concepts managériaux deviennent ainsi des techniques appliquées des outils de jardinage. »

Pour sortir de cette impasse, Jean-Michel Saussois plaide en faveur du développement du programme de compréhension. « Le manageur devrait pouvoir se contenter de dire : “C’est vous qui connaissez le sujet, allez-y, avancez, mais je peux vous aider par l’expérience des méthodes que j’ai pu connaître.” Il devrait être un manageur acupuncteur, qui intervient pour débloquer une situation. Les entreprises meurent de trop de gestion, d’“indigestion”. Alors que la base de l’autonomie, c’est l’autonomie de la base. ». Pour Norbert Alter, professeur à Paris-Dauphine, « L’avenir n’est pas à un nouveau modèle, mais à la capacité à se passer de modèle. Ce qui rend les gens heureux et engagés au travail, c’est d’appartenir à une intelligence collective, leur capacité à être ensemble. Laissons-les tranquilles en les aidant à continuer d’aller sur leur chemin, parce que c’est ce chemin qui, au final, fait société. »

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